[NEWS] Conférence Juritic sur les logiciels libres : faut-il forcer l'usage des logiciels libres dans les administrations ?
Organisée le 19 mars 2003, cette conférence était composée de plusieurs exposés purement juridiques, déroutant pour l'Homme de technique (à l'inverse, l'approche juridique de l'Homme de technique semble perturber l'Homme de loi !). Nous parlerons plus précisément dans cet article d'un exposé sur les propositions de lois, décrets et ordonnances pour forcer l'usage de logiciels libres dans les administrations.
Les propositions, leurs objectifs et les problèmes posés
La plupart de ces propositions comportent trois éléments en commun :
- Il y a une obligation de principe : les administrations doivent avoir un recours exclusif aux logiciels libres.
- Une exception est prévue : s'il n'existe pas de logiciel libre qui réponde aux besoins exprimés, un logiciel propriétaire pourra être choisi.
- Le caractère libre doit être préservé, même si cela n'est pas garanti par la licence libre utilisée.
Trois objectifs sont associés à ces propositions :
- favoriser l'accès du citoyen à l'information
- assurer la pérennité des données et de l'information (indépendance au fournisseur et garantie de fonctionnement des services publics)
- stimuler le développement de PME en informatique
L'orateur s'exprimant à Juritic estime ces propositions peu indiquées. Il propose une brève analyse :
- de la conformité de ces propositions au cadre constitutionnel ;
- de la conformité au cadre normatif des marchés publics.
On vérifié ici la compétence et la non-discrimination.
Premier problème de compétence
Il est clair que seul le pouvoir fédéral (donc, ni les régions*, ni les communautés*) est compétent pour adopter des règles générales en matière de marchés publics. Un avis dans ce sens à d'ailleurs été rendu par le Conseil d'état* pour la Cocof*, qui souhaitait imposer les logiciels libres dans les administrations bruxelloises [2].
En Belgique, les régions* sont compétentes en matière économique. Elles pourraient dès lors favoriser les logiciels libres par décret au nom du développement économique local. Cette interprétation a cependant déjà été contestée.
Second problème de compétence
L'obligation de préserver le caractère libre du logiciel poserait également problème. En effet, on obligerait les prestataires, les communautés et les régions à renoncer à leurs droits. Or, à nouveau, seul le pouvoir fédéral a des compétences en matière de droits d'auteur et de droits industriels.
Risque d'annulation par la Cour d'arbitrage
Si la mesure est discriminatoire, la Cour d'arbitrage* risque de l'annuler. Or, dans ce cas, deux types de fournisseurs interviennent : les fournisseurs de logiciels libres et les autres. Les premiers sont clairement favorisés, puisque les seconds sont quasi systématiquement écartés des marchés publics. Plus précisément, une différence de traitement peut être admise si la mesure n'est pas disproportionnée par rapport à l'objectif visé. Or, on peut inclure l'accès au code source avec un prestataire de logiciels propriétaires pour permettre une certaine indépendance vis-à-vis du fournisseur (notamment en cas de faillite).
Les besoins réels seraient négligés. En effet, ces lois ne prendraient pas en compte la nécessité de coller à des besoins particuliers puisque l'on impose un type de logiciel.
Il existe des mesures alternatives
Primo, le but premier de ces mesures n'est pas d'imposer les logiciels libres ! Il est de faciliter l'accès à l'information pour le citoyen et d'assurer la pérennité des données. Le recours au logiciel libre est un des moyens pour atteindre ces objectifs**.
Secundo, il est possible de forcer à analyser les données d'un problème, pouvant conduire à l'utilisation de logiciels libres. Par exemple, le contrôle de tutelle* peut sanctioner des marchés insuffisamment préparés.
Vaste débat
Comme on peut s'en douter, cet exposé a suscité des réactions dans le public.
Tout d'abord, il a été signalé que les logiciels libres n'étaient pas figés. Ils peuvent ainsi être modifiés pour coller à un besoin particulier. Par ailleurs, de nouveaux développements peuvent être mis sous licence libre (cet aspect a en effet été peu traité dans l'exposé rapporté supra). En Belgique, cette pratique serait plutôt rare mais, par exemple, aux Etats-Unis, elle serait assez répandue. La mutualisation des efforts de développement pourrait dès lors être facilitée par les institutions publiques. Dans certains cas, les règles élémentaires de bonne gestion pourraient conduire de manière naturelle à de telles initiatives mutualistes (notamment lorsque les besoins des différents acteurs présentent une homogénéité suffisante).
Ensuite, la question de la garantie portant sur de tels logiciels a été posée. En effet, le code source pouvant évoluer à tout moment, à l'initiative du client, comment un prestataire externe peut-il y apporter une garantie ?
Enfin, cet exposé nous amène à deux réflexions :
- Il est peut-être malheureux de mélanger « liberté du logiciel » et « ouverture des formats de données ». En effet, si l'obligation du premier élément est soumise à la polémique, celle du second semble moins susciter de controverses. Par ailleurs, d'un point de vue légal, l'ouverture des formats de données utilisés par l'Etat n'introduit pas de discrimination entre fournisseurs de logiciels, point évoqué supra.
- Imposer d'en haut une technologie présente le risque de subir de plein fouet la résistance au changement des utilisateurs de logiciels dans les services publics, qu'il s'agisse ou non d'utilisateurs au profil technique. Elle risque en outre de buter sur la tradition de décentralisation propre à la Belgique.
Comme remarqué sur notre forum dédié aux controverses, le problème n'est peut-être pas, en réalité, d'imposer le logiciel libre mais, plutôt, de rendre le terrain de "jeu" entre logiciel propriétaire et logiciel libre plus équitable.
---------- (**) En matière d'accès du citoyen aux ressources logicielles, Sun propose par exemple une formule originale (et alternative au "tout logiciel libre") pour la nouvelle version de son Java Enterprise System : un tarif par citoyen pour les pouvoirs publics centraux et locaux [12].
Agoria : gardons-nous de légiférer !
Plutôt que d'imposer l'utilisation de logiciels libres ou de leur accorder une préférence, les pouvoirs publics devraient se concentrer sur la mise en oeuvre de solutions TI basées sur des standards ouverts. Ces derniers offrent de la valeur aux clients, encouragent le choix du client, créent un climat de saine concurrence et permettent à l'industrie logicielle et TI de se développer dans de bonnes conditions. En outre, en soutenant les standards ouverts, les pouvoirs publics stimuleront l'industrie logicielle nationale car les sociétés du pays disposeront d'une certaine flexibilité et pourront choisir comment rechercher les opportunités sur le marché.
En imposant des obligations ou des préférences, les pouvoirs publics risquent de conférer inutilement une dimension politique à une décision qui devrait s'appuyer sur des critères technologiques ainsi que sur la situation du marché. Tous les logiciels, qu'ils soient commerciaux ou libres, devraient être mis en concurrence selon la fonctionnalité et la valeur qu'ils apportent aux clients.
Agoria est une fédération belge multisectorielle de l'industrie technologique. Cet extrait est tiré d'un communiqué de presse [11] transmis par Luc Simons, le responsable du secteur "IT Solutions" de la fédération Agoria.
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*Glossaire
- Cocof : en Belgique, la Cocof est l'assemblée de la Commission communautaire française, compétente pour les institutions monocommunautaires francophones de la Région bruxelloise [3]. Voyez [6] pour comprendre l'organisation de la Région de Bruxelles-Capitale et [9] pour comprendre l'organisation de l'Etat belge en général.
- Communauté : Entité fédérée autonome compétente en matière d'enseignement, de culture, de politique de santé, d'aide aux personnes et, sauf à Bruxelles, d'emploi des langues. La norme législative communautaire s'appelle le décret [7].
- Conseil d'état : juridiction suprême de l'ordre administratif. A ce titre, il statue en premier et dernier ressort sur les recours dirigés contre certains actes et sur des affaires jugées par le tribunal et sur les arrêts des cours administratives d'appel. En outre, le Gouvernement le consulte au cours de l'élaboration des projets de loi ou de certains décrets [4].
- Contrôle de tutelle : En Belgique, les communes et les provinces (collectivités publiques) disposent d'une autonomie relativement étendue, mais leurs décisions restent placées sous le contrôle d'une autorité supérieure, appelée contrôle de tutelle, qui a pour but de vérifier la légalité des décisions et la sauvegarde de l'intérêt général [10].
- Cour d'arbitrage : La Cour d'arbitrage est exclusivement compétente pour apprécier si les normes ayant force de loi sont conformes à la Constitution ainsi qu'aux règles de répartition des compétences entre l'Etat fédéral, les communautés et les régions. La Cour a été conçue comme une juridiction spécialisée, indépendante des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire [5].
- Etat fédéral : L'État fédéral garde la gestion de tout ce qui touche à l'intérêt de tous les Belges, indépendamment de toute considération linguistique, culturelle ou territoriale comme les affaires étrangères, la défense nationale, la justice, les finances, la sécurité sociale ainsi qu'une part importante de la santé publique et des affaires intérieures. C'est aussi l'État fédéral qui assume toutes les responsabilités de la Belgique et de ses entités fédérées à l'égard de l'Union européenne et de l'OTAN [8].
- Région : Entité fédérée autonome compétente dans des matières qui relèvent de l'agriculture, du commerce extérieur, de l'économie, de l'emploi, de l'énergie, de l'environnement, du logement, des transports, des travaux publics et de l'urbanisme. La norme législative régionale s'appelle le décret en Région wallonne et en Région flamande, et l'ordonnance en Région de Bruxelles-Capitale [7].
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Sources :
[1] http://www.droit.fundp.ac.be/juritic/pages/programme.html
[2] http://linuxfr.org/2003/06/10/12782.html
[3] http://www.cocof.be
[4] http://www.conseil-etat.fr/ce/outils/index_ou02_a.shtml
[5] http://www.arbitrage.be/fr/common/home.html
[6] http://www.bruxelles.irisnet.be/crisp/fr/btable.htm
[7] http://www.bruxelles.irisnet.be/crisp/fr/glossaire.htm
[8] http://www.diplomatie.be/fr/belgium/(...)
[9] http://www.belgium.be/eportal/(...)
[10] http://www.cfwb.be/presentation/communaute/pg02.html
[11] Logiciels libres : la position d'Agoria
[12] http://www.vnunet.be/datanews/(...)
Posté le 09 juin 2004.
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